Congé menstruel : la France s’empare peu à peu du sujet

Alors que l’Espagne pourrait devenir le premier pays européen à instaurer le congé menstruel, la France avance lentement sur le sujet. La question émerge en entreprise, dans les organisations syndicales et les partis politiques. Le débat lève peu à peu le tabou sur les règles.

Plus de 93 000 collaboratrices et, pour la première fois, des revendications autour de « la santé et l’hygiène menstruelles des femmes » : en mai 2022, la fédération SUD-PTT a proposé l’instauration d’un congé menstruel à La Poste, dans le cadre de l’accord « Égalité professionnelle 2022 ».

Les femmes représentent plus de la moitié (52,7 %) de l’effectif de La Poste SA, la maison mère, et « il est grand temps d’aborder le sujet », souligne la fédération, qui n’a pas obtenu de réponse positive de la part de la direction.
Dans le détail était proposée « la mise en œuvre d’un congé menstruel de 12 jours par an, susceptible d’être pris ou capitalisé », sans justicatif. Différents des « congés maladie », ces jours auraient été « spéciquement prévus pour les occasions mensuelles où une femme peut demander à rester à la maison en raison de symptômes inconfortables liés à son cycle menstruel », précise SUD-PTT.

« Nous n’avions jamais porté cette revendication, c’est l’Espagne qui nous a inspirées », commente Angélique Grosmaire, secrétaire fédérale. Un projet de loi comportant cette mesure doit y être discuté par les membres du congrès.
Plusieurs pays, comme l’Indonésie, la Zambie ou encore la Corée du Sud, ont déjà mis en place le congé menstruel. Au Japon, il est même inscrit dans la loi depuis 1947, mais très peu utilisé.

Si l’Espagne adopte la mesure, ce serait le premier pays européen à s’engager dans cette voie. En cas de douleurs provoquées par des règles qui seraient jugées « invalidantes », les salariées auraient droit à un congé maladie, renouvelable chaque mois. Il serait pris en charge en totalité par la Sécurité sociale, et non par l’employeur.

En France, quelques entreprises proposent d’ores et déjà le congé menstruel. La pionnière est à Montpellier , où la coopérative La Collective accorde, depuis janvier 2021, un jour par mois aux salariées, sur demande et sans justicatif. Au moins deux autres lui ont emboîté le pas : un fabricant de meubles à Toulouse en mars 2022, puis un mareyeur de Frontignan, dans l’Hérault, un mois plus tard.

Vers une proposition de loi en France ?

Des initiatives isolées, et à bas bruit... du moins pour le moment. Auprès de Mediapart, le cabinet d’Isabelle Rome, ministre chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, assure que bon nombre « de chantiers sur les droits des femmes et leur santé » seront menés et que le congé menstruel en fera sans doute partie. « C’est un sujet clivant qui demande à être posé, argumenté. Sans précipitation et dans la concertation », précisent encore les services de la ministre.

« Nous souhaitons que le législateur s’empare du sujet. Dans les cinq prochaines années, je pense qu’il y aura une proposition de loi sur le congé menstruel en France », avance de son côté Sabrina Nouri, de La France insoumise (LFI). « Féministe et syndicaliste » chez SUD, elle a fait gurer la mesure dans le livret thématique « égalité femmes-hommes » qu’elle a corédigé pour le programme de Jean-Luc Mélenchon, pendant la campagne présidentielle de 2022.
« Le point de départ a été la question de l’endométriose », se souvient-elle. Au moins une femme sur dix en France souffre de cette maladie, qui provoque de violentes douleurs. Sur proposition de LFI, l’Assemblée nationale a adopté
en janvier 2022 et à l’unanimité une résolution visant à l’inscrire dans la liste des affections de longue durée.

« La question d’un congé menstruel signicatif, pour toutes les femmes, a ensuite émergé », ajoute Sabrina Nouri, qui dit s’être appuyée sur l’exemple de la coopérative de Montpellier pour alimenter le livret « égalité femmes- hommes ». Seule différence notable avec l’entreprise héraultaise : « Nous avons tout de suite été d’accord pour que le congé soit assorti d’un justicatif médical », précise-t-elle.

De la gêne, face aux supérieurs

Pendant la campagne présidentielle, d’autres candidat·es ont inscrit le congé menstruel dans leur programme. Yannick Jadot, d’Europe Écologie-Les Verts, souhaitait ainsi un congé de « douze jours par an, facultatif », et faisant l’objet d’une « consultation avec les entreprises et les administrations ».
Quant à Valérie Pécresse, elle proposait deux jours de congé par mois, sur prescription médicale. « Ce n’est pas du tout l’exemple espagnol qui l’a inspirée, c’est sincèrement un sujet qu’elle veut porter, c’est venu d’elle », précise Florence Portelli, vice-présidente de la région Île-de-France et porte-parole de la candidate.

Les Républicains pendant la campagne présidentielle. « Valérie Pécresse était déjà précurseure en tant que présidente de région, en installant des distributeurs de tampons et serviettes dans les lycées. Et puis, elle est entourée de pas mal de femmes, ça aide aussi ! », ajoute-t-elle en souriant.
Du côté de La Poste, à l’heure où se boucle l’accord « égalité professionnelle », les syndicalistes de SUD-PTT regrettent la position de leur hiérarchie mais se félicitent d’avoir « posé le sujet dans les services », reconnaissant qu’il peut diviser : « Il y a celles qui voient bien la nécessité d’un congé menstruel. Quand vous êtes factrice, hors du centre, la totalité de votre temps de travail est loin des toilettes, la question a du sens, souligne Marie Vairon, secrétaire générale de la fédération. Mais d’autres femmes se disent : “Mon chef va connaître mon cycle et ça me gêne.” C’est pour ça que nous ne proposions pas un ou plusieurs jours par mois mais bien un stock de 12 jours annuels, à utiliser ou non chaque mois. »

« C’est un peu honteux pour certaines femmes d’avoir leurs règles, ajoute Angélique Grosmaire. C’est tabou, c’est caché, il ne faut surtout pas que ça se sache. C’est ancré dans notre système patriarcal. » « C’est un sujet qui reste dans le tiroir, abonde Aline Boeuf, doctorante en sociologie à l’université de Genève, en Suisse. Autant la sexualité, qui concerne tout le monde, on en parle. Mais ce qui ne concerne que le sexe féminin, on ne le voit pas. »

« On s’intéresse moins à la santé féminine dans la sphère du travail car les postes clés sont occupés par des hommes. »
Aline Boeuf, doctorante en sociologie

En 2020, Aline Boeuf a rédigé un mémoire de master intitulé : Vivre son cycle menstruel dans le monde professionnel : expériences multiples et préoccupations communes. Depuis, elle est régulièrement sollicitée par la presse sur le congé menstruel et s’en trouve presque « gênée ».
« Apparemment, il n’y a que moi, dans le champ francophone, qui aie fait une étude en sociologie sur les menstruations dans le cadre professionnel. Il y a vraiment un angle mort, et ça dit des choses. » Selon elle, « on s’intéresse moins à la santé féminine dans la sphère du travail car les postes clés sont occupés par des hommes, qui ne sont pas concernés ».

Et puis, il y a ce fameux « tabou menstruel ». Aline Boeuf se souvient d’ailleurs d’une remarque d’une sociologue, au moment où elle rééchissait au thème de son mémoire. « Elle m’a demandé : “Pourquoi tu veux travailler sur les règles ? Il n’y a rien à dire !” Ça a vraiment déclenché mes recherches. »

Sur le fond, la doctorante dit avoir retenu « une diversité des expériences » des menstruations. « Chaque personne vit ses règles à sa manière et pas toute sa vie de la même manière. Avec ou sans douleur, avec ou sans syndrome prémenstruel, avec fatigue, ou sans... » Elle constate en revanche « des préoccupations communes », comme le choix de la couleur de ses vêtements pendant les règles ou la volonté, dans la mesure du possible, d’aménager ses rendez- vous professionnels selon son cycle.

Elle s’attarde aussi sur les « réactions en plusieurs temps des personnes interrogées » sur le congé menstruel.
« D’abord, et c’est unanime, elles trouvent ça génial et fantastique. Dans un second temps, elles disent : “Mais je ne le prendrai pas pour moi” car elles ont déjà trouvé des solutions face à leurs douleurs. Et enfin, vient la peur que ça desserve la cause des femmes. Il y a une préoccupation liée au monde du travail, celle d’être stigmatisée. »

Renvoyer les femmes chez elles, « une fausse bonne idée »

Renvoyer les femmes chez elles, « une fausse bonne idée »
Marie Vairon, de SUD-PTT, a également entendu cet argument : la crainte d’une nouvelle discrimination à l’embauche des femmes. « Nous avons fait le choix de dépasser ça. À chaque avancée, à chaque défense de nouveaux droits, on nous explique que nous allons être discriminées derrière. » Elle cite aussi l’exemple des jours de congé pour cause d’enfant malade : « À 80 %, ce sont des femmes qui le prennent et ça n’empêche pas de le maintenir. »

Le débat s’installe peu à peu, nourri par les diverses positions émergeant dans les cercles féministes, politiques et syndicaux. La CGT, par exemple, ne revendique « pas de droit à un congé spécique mais demande tout simplement la n des jours de carence existants en cas d’arrêt maladie » an de « protéger les femmes » qui souffrent de règles douloureuses, « sans les stigmatiser ni rompre le secret médical ».

La militante féministe Ophélie Latil, fondatrice du mouvement « Georgette Sand » , défend quant à elle un point du vue plus tranché. Celui de ne surtout pas « renvoyer les femmes chez elles ». « Sur le principe, faire entrer la question des règles dans l’entreprise, c’est bien, mais le congé menstruel est une fausse bonne idée. Cantonner les femmes à leur intérieur, c’est mauvais », estime la juriste, auditionnée à l’Assemblée nationale en 2021 sur les questions de précarité menstruelle « mais particulièrement sur la question du congé menstruel ».

Traiter la douleur, au lieu de la cacher

Selon elle, renvoyer les femmes à leur intérieur signie aussi qu’on ne prend pas en compte leur douleur. « Nous, on s’interroge au contraire sur la manière de prendre les femmes au sérieux et d’arrêter de considérer que les douleurs, chez les femmes, c’est normal. Avoir ses règles n’est pas une maladie ! Dire que toutes les personnes qui ont leurs règles sont malades, c’est essentialisant. »

La doctorante Aline Boeuf poursuit la réflexion : « Dès l’adolescence, on dit aux jeunes femmes que c’est normal d’avoir “un peu mal” pendant les règles. Et quand elles auront des rapports sexuels douloureux, elles auront quoi comme réflexe ? Se dire que c’est normal. Mais ce n’est pas normal d’avoir mal ! Avoir des douleurs trois jours par mois dans une vie : est-ce vraiment ce qu’il y a de mieux pour la santé physique et mentale ? »

Ophélie Latil incite d’ailleurs à « traiter la douleur, au lieu de la cacher », car ce n’est pas une fatalité, et rappelle que des solutions existent. « Les douleurs menstruelles peuvent se soigner avec le sport, l’ostéopathie, l’acupuncture... Mais c’est cher et non remboursé par la Sécurité sociale. »

Comme Mediapart l’a déjà documenté , la santé des femmes tarde à mobiliser et leurs problèmes sont trop souvent considérés comme secondaires. « Il faut des moyens !, lance Ophélie Latil. Prenez l’exemple de l’endométriose. C’est bien identié, ça pourrit la vie de nombreuses personnes. Le dépistage s’améliore mais il y a peu de budget, alors qu’en parallèle, des milliards ont été investis pour le Viagra des hommes ! »

« Il y a toujours ce sentiment que les personnes vont en proter mais on voit bien qu’elles ne l’utilisent pas ! »
Aline Boeuf, doctorante en sociologie

D’autres questionnements émergent, sur la douleur. Le congé menstruel doit-il être assorti d’un avis médical ? Et comment l’évaluer ? « Si une personne qui a ses règles a mal et le dit, ça devrait sufre ! », répond la Suissesse Aline Boeuf, qui ajoute : « D’ailleurs, il n’ y a pas de consensus médical autour des douleurs des règles. »

Sabrina Nouri, de LFI, voit au contraire un grand intérêt à consulter un·e professionnel·le de santé pour obtenir un justicatif médical. « C’est plutôt sain et responsable. Si on s’arrête au constat que nos règles sont douloureuses, on passe peut-être à côté d’un problème non identié, comme un kyste. »

« Le congé menstruel, je ne suis pas pour, en l’état, conclut Aline Boeuf. J’imagine une solution plus large, comme de l’éducation à la santé sexuelle et menstruelle des plus jeunes, et des plus âgées pour réactualiser les connaissances. Et il faudrait une adaptation des besoins, avec des solutions plus variées. Ça peut être une heure de pause, un espace au travail pour s’allonger, une demi-journée de télétravail... ou rien du tout, pour les personnes qui n’en ont pas besoin. »

Ophélie Latil suggère de son côté un « lot » de dix jours par an que n’importe qui pourrait prendre, sans avoir à consulter un médecin, ni perdre un jour de carence. À l’image des sick days, jours de maladie, outre-Atlantique.
« Tout le monde, hommes et femmes, peut avoir des problèmes d’yeux ou de dos. Et tout le monde pourrait utiliser ces jours. Pour nous, ce serait tout bénef’, car les personnes menstruées pourraient cacher qu’elles ont leurs règles ces jours- là. »

Demeure alors l’inévitable question des abus, qui ne manqueront pas d’alimenter les discussions. Dans les entreprises françaises ayant déjà instauré le congé menstruel, ce dernier est très peu utilisé, ce qui n’étonne pas vraiment Aline Boeuf. « Il y a toujours ce sentiment que les personnes vont en profiter, mais on voit bien qu’elles ne l’utilisent pas ! C’est une vision très capitaliste de dire qu’il faut brimer et serrer la vis pour que l’employé ne profite surtout pas des avancées sociales qu’on lui propose. »

Cécile Hautefeuille

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